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Les Carnets
de Josée Fiset

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La parfaite table imparfaite, selon Elisheva

« Prenez votre plaisir au sérieux », nous encourageait le créateur de mobilier Charles Eames. Avec des paniers à pain délicatement tressés, des étoffes plus douces qu’un mois de mai, quelques bougies et des jattes noires comme le soir, la créatrice d’atmosphère Elisheva San Nicolas fait la preuve par 10 que les bonheurs à table sont des grâces qui se construisent.

Dans les cuisines de nos grand-mères, les poêles étaient en fonte, les jarres en grès, les torchons en lin ou en coton, les saucisses étaient empaquetées dans du papier ciré et les pintes en verre multipliaient les aller-retour chez le laitier. À cette époque où on aurait eu l’air bien fou d’essayer de rentrer un téléphone dans son pantalon et où jamais personne n’avait même l’idée d’apporter son assiette devant la télévision, la découverte du Fortrel et du nylon était perçue comme la promesse d’une libération. On ne savait pas encore que ces innovations se retrouveraient par trillions de particules nano­plastiques rejetées à la mer et qu’elles nous reviendraient via les entrailles d’un saumon et même dans un beau verre d’eau claire.

À l’heure où pas un mais deux téléphones se dissimulent dans la poche d’un blouson, face à la condition de notre planète, on ne peut plus plaider le manque d’informations. Retour de balancier : plus nos vies deviennent virtuelles, plus se manifeste notre attrait pour le concret, le végétal, l’organique. Plus que jamais, le coco, la jute, l’argile, le bois et l’osier rassurent, confortent, apaisent et réchauffent. Ce grand amour des matières, Elisheva San Nicolas l’a canalisé dans un espace nommé Cœur d’Artichaut. Dans son échoppe montréalaise inondée de lumière, la globe-trotteuse d’origine mexicaine et espagnole expose et fait partager sa vision du beau, de l’utile et du singulier. Le défi de cette femme de passions et d’instinct : rendre accessibles des objets classiques et éthiques afin de multiplier et de simplifier les occasions d’échanges. Mission en perpétuelle évolution. En 10 « commandements », elle nous livre les clés d’une table libre, simple, et généreuse et rassembleuse.

règle 01
Ton repas, tu partageras
Lieu de comédies et de tragédies, de délectations, de transmissions, d’émotions et de confessions, la table est un pôle d’attraction, un point de ralliement, un champ de tous les possibles. Sacrifier le repas familial au profit de technologies individualisantes n’est tout simplement pas une option. Mieux vaut danser sur une table que passer en dessous ! Une nappe, une bougie, un mini vase contenant la première pivoine ou le dernier chrysanthème de la saison, ça prend 10 minutes et ça traduit toute la bienveillance et la douceur de l’intention. Et le repas pour deux, un mercredi, avec la personne avec qui, depuis 13 ans et demi, on partage sa vie ne fait surtout pas exception.

règle 02
La spontanéité, tu favoriseras
C’est avec un tambour et une trompette qu’Elisheva San Nicolas milite en faveur d’une certaine nonchalance et d’un désordre minimal. Elle déplore les ambiances trop réglées et rigides qui briment les échanges et figent les comportements. « Quand tout est trop ordonné, » dit-elle, « c’est intimidant. Un certain désordre est indissociable de la simplicité. » « Rien n’est plus invitant, dit la partisane d’une abondance raisonnable et conscientisée, qu’un plateau de fromages sur lequel on a déposé sans trop s’en soucier un morceau de jambon à trancher, et des fruits juteux et prêts à croquer avec quelques noix. » En gros, à table, les trois verres à vin étalés au large de votre assiette et les 10 couverts qui montent la garde tout autour, réservez ça pour le jour où vous irez manger du denti, de l’allaiton et de la grouse d’Écosse (bien oui !) à la table de Pierre Gagnaire lors de votre prochaine escale à Paris !

règle 03
Le naturel, tu privilégieras
Travolta dans Pulp Fiction, Kinski dans Fitzcarraldo, Streep et Redford dans Out of Africa, ils étaient tous vêtus de lin. Leur parfaite désinvolture est certes imputable à la coupe des vêtements, mais c’est essentiellement la fibre qui est à l’origine de leur dégaine iconique.

Le lin a pour faculté de se fondre avec élégance dans un environnement sans jamais pour autant disparaître. C’est vrai en mode, ce l’est tout autant en déco. Il ne peluche pas, ne se déforme pas, et s’adoucit et s’assouplit avec l’usage. Ni sa croissance ni sa transformation ne nécessitent l’usage de produits chimiques, sa culture requiert peu d’eau et il est biodégradable.

Parmi les linges de table qu’affectionne Elisheva figure en tête de liste le traditionnel carré de lin blanc, pertinent en toutes saisons. Ses panneaux à fines rayures multi-usages et les lins lithuaniens, qui sont vraiment très abordables, suivent de près. Choisir des matériaux comme le lin, le chanvre, le sisal, la jute et le coco, qui se patinent avec l’usage, c’est apprécier la beauté de leurs imperfections et de leur potentiel évolutif. Ce « retour » à des pratiques dites durables, vertes ou éthiques n’est pas tant une tendance qu’une continuité, une suite logique qui nous amène à renouer avec des gestes oubliés et avec des objets fabriqués localement et de meilleure qualité. Avec la prédominance des allergies, s’éloigner du chimique ne relève plus du caprice, c’est une action soucieuse de la protection de l’environnement et du bien-être des producteurs comme des consommateurs.

règle 04
La couleur, tu respecteras
Selon Goethe, la couleur est un obscurcissement de la lumière et un éclaircissement de la pénombre. Le jaune se trouve donc près de la lumière tandis que le bleu s’approche de l’ombre. Bec et ongles, Elisheva se bat pour donner à la lumière la place qu’elle mérite. « La pureté du blanc est vitale ! Elle éclaire, assainit, allège et libère », clame-t-elle. À table, on n’a jamais trop de blanc. Après, les nuances claires et naturelles d’un gris bleuté, du grège et des teintes de sable sont aussi des valeurs sûres. Les plus petits objets — serviettes de table, coussins, etc. — se chargeront d’apporter des touches de couleurs plus soutenues, voire très sombres, comme le marron et le gris ardoisé. La règle d’or : rester près des teintes que génère la nature comme les rouges argileux, les variations de terre de Sienne, les outremers et l’anthracite, mais aussi, à plus petites doses, les jaunes riches et vibrants ou les orangers mats et puissants.

règle 05
Des questions, tu te poseras
Acheter peu, mais mieux et dans la durée, ça veut dire qu’avant d’entonner Eeny meeny miny mo devant ses cartes de paiement, il est bon de se poser quelques questions. En voici trois. a) Le produit que j’achète ne durera-t-il qu’un printemps ? b) À qui va mon argent ? On peut se convaincre que ses petits gestes ne changent rien, mais chacun sait que si on cessait en bloc d'encourager les entreprises aux pratiques malsaines, les choses changeraient réellement, et rapidement. c) Quels sont les effets de mes achats sur l’environnement ? La composition d’un objet, le pays qui l’a produit et le prix affiché en disent long sur sa valeur éthique. Le marché propose d’intéressantes collections « 100% neutres en carbone », pour lesquelles tous les stades du cycle de vie des créations sont concernés — production, transformation, emballage, transport, vente au détail et élimination finale. C’est à considérer.

règle 06
De la surcharge, tu te méfieras
Selon Elisheva San Nicolas, les erreurs d’aménagement les plus fréquentes à table sont l’obsession de la perfection et la surcharge. On l’a dit, un excès d’apparat engendre des

malaises. Une surabondance florale crée quant à elle des obstructions entre les interlocuteurs et des nuisances olfactives. Penser petit est un art qui a son charme. « Faire plus avec moins », cette populaire approche minimaliste pose un défi : comment sait-on où se situe la juste ligne entre le pas beaucoup et le pas du tout ? « Quand les aliments privilégiés deviennent des éléments de décor, une part de réponse est trouvée, affirme Elisheva. Et dans le silence, si les objets que vous avez rassemblés ne se disputent pas la priorité, allumez une bougie, choisissez une musique appropriée et cessez d’en ajouter. Le tour est joué. »

règle 07
Les styles, tu combineras
Une jatte tunisienne, une gamelle portugaise, un petit gobelet qui rappelle les verres à bière espagnols, une corbeille à pain africaine : sur un chemin de table au tissage relâché acquis sur le Chemin du Roy en route vers Grondines, l’assemblage est hyper harmonieux. Il fallait juste l’essayer ! Vaisselle dépareillée, couverts dépolis, l’ancien donne une âme au contemporain et le moderne épure la surcharge des éléments de seconde main. Les objets ont des histoires à raconter et des identités à faire cohabiter. Laissons-les parler.

règle 08
Nos artisans, tu honoreras
Elisheva croit en le potentiel d’une économie d’échelle et en celui de s’aider entre petits, localement d’abord, mais aussi quand un océan nous sépare. Près d’un quart des objets qu’elle propose sont produits dans un petit rayon, et les artisans avec lesquels elle traite sont les générateurs de ses inspirations. Les importations se trouvent quant à elles minutieusement sélectionnées, et seuls les créateurs soucieux de notre planète et des conditions de vie des travailleurs seront retenus.

règle 09
L’éclairage, tu tamiseras
L’éclairage ? Doux, doux, doux. La musique et l’éclairage sont de purs générateurs d’atmosphères. Les deux sont très liés. Le jour : lumière naturelle. Le soir, et n’importe quel soir : des bougies. Il n’y a rien comme une panne d’électricité pour nous rappeler la paix engendrée par son absence. Un éclairage directionnel concentre la lumière et crée des îlots d’intimité. Une lumière trop blafarde et uniforme nous empêche de nous attarder, les restaurants rapides l’ont bien utilisée.

règle 10
Tes acquis, tu chériras
Consommer dans la durée implique de prendre soin des biens que l’on affectionne. En ce qui concerne les textiles naturels comme le bambou, le lin ou le chanvre, le recours aux lignes de produit d’entretien de qualité s’impose. En effet, leurs fibres se cassent au contact de solutions trop chimiques, le Javel les achève et elles ne s’accommodent du sèche-linge qu’à basse température. Mais, comme disait le Petit Prince, n’est-ce pas le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante ?


Par Céline Tremblay

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