EN

Les Carnets
de Josée Fiset

Inspirer Cuisiner Partager Biographie
Retourner aux articles

Partager via:

saint-Graal du boulanger : le levain

« En boulangerie, quand on utilise de la levure, c’est comme si on prenait l’autoroute. C’est efficace, c’est prévisible, pas trop fatigant. Avec le levain, on choisit de prendre les petites routes de campagne, en acceptant de faire plein de détours pour se rendre à destination. C’est plus long, c’est souvent plus joli, mais ça demande plus d’attention. Les deux se défendent et ne sont pas incompatibles. Après, c’est une question de valeurs et de préférences. »

Ces paroles sont celles de Laurent Gaudré, profond amoureux du pain et véritable éminence en matière de levain à Première Moisson. Après avoir pétri dans une trentaine de pays, et avoir largement causé levain, il a planté son drapeau de boulanger français en sol québécois. Ça fait maintenant 7 ans. « Il existe beaucoup de confusion autour des levures et des levains », reconnaît-il. On va essayer de démêler ça.

La levure, c’est assez facile. Il arrive qu’on la trouve fraîche sous forme solide, mais le plus souvent on l’achète déshydratée, en pot ou en sachet, et sa texture s’apparente, disons, à de la semoule de blé. Cette « levure instantanée » est introduite directement au moment du pétrissage, lorsque l’eau rencontre la farine. Ces levures hyperperformantes sont des champignons microscopiques. Elles ont pour faculté de transformer une partie de l’amidon contenu dans la farine en gaz carbonique et en éthanol, ce qui amène la pâte à gonfler, et donc à fermenter. À Première Moisson, la levure fraîche prend la forme de petits pavés et sert de base à la majorité des pains quotidiens.

Le levain, au départ, c’est un simple mélange de farine et d’eau. Mais en quelques jours, et dans des conditions de chaleur et d’humidité favorables, il se transforme en un fascinant « bouillon de culture » dans lequel cohabitent — dans une harmonie toujours en mouvement — des populations de levures sauvages et des bactéries présentes dans l’air, dans la farine et dans l’eau. Cet écosystème, qui correspond à la genèse du levain, relève d’une science qui conserve certains mystères, car chaque artisan intervient d’une façon un peu différente sur la matière. Il ne s’agit pas tant de la réguler que de la comprendre, de l’apprivoiser, de la prédire.

Le levain, par définition, c’est la vie. C’est en tout cas le truc par excellence dont on ne voulait plus à l’ère de l’industrialisation. Il comporte une telle part de l’identité de celui qui l’engendre que certains leur donnent un petit nom : Albert, Gaston... Je sais d’un boulanger qu’il apporte le sien en vacances, de peur de le laisser entre d’autres mains.

Le levain se crée en quelques minutes, mais si nous en prenons un soin jaloux, il peut vivre plus longtemps que nous. Parler d’une histoire d’amour n’est pas excessif. Après lui avoir donné la vie, il faut apprendre à le nourrir et à le faire dormir. Le levain requiert du temps, de la discipline, de l’attention, de l’intuition, une certaine dévotion. Au cours de son évolution, il faut parfois le ramener sur le droit chemin. Soit, le petit nous le rend bien. Il joue un rôle de première importance, mais toutefois en subtilité, sur la texture, la couleur, l'odeur, le goût et la conservation du pain. Si la céréale est le premier vecteur de saveur d’un bon pain, la fermentation le suit de près.

Le levain soulève la saveur de la céréale, il l’amplifie, lui apporte un caractère délicatement acidulé. Il contribue à la formation d’une croûte croustillante qui agit comme une armure, conservant longuement la mie de pain fraîche et tendre. La douce acidité qu’il génère ralentit le rassissement du pain. D’ailleurs, un pain au levain est souvent meilleur le lendemain de sa cuisson, voire le surlendemain. Pour qu’il soit performant, le levain requiert du temps. Et le temps, c’est de la dégradation enzymatique naturelle d’une partie des glucides complexes. C’est ce processus lent qui rend le pain au levain plus digeste. La fermentation entame en amont la digestion qui se poursuit dans l’estomac.

Des études récentes effectuées dans des laboratoires européens tendent à démontrer que grâce au levain, un pain de blé pourrait bientôt convenir aux personnes intolérantes au gluten. La molécule posant problème pouvant être avantageusement modifiée par la fermentation. En gros, plus le temps de fermentation est long, plus la saveur du pain est riche et complexe, et plus la miche est digeste. Bien avant la découverte des levures par Pasteur, quand nos ancêtres préparaient de très grands pains qu’ils cuisaient pendant une heure et demie dans des fours très chauds, qu’ils les laissaient quasiment brûler, ils avaient tout compris.

« Je n’y étais pas pour le certifier, raconte Laurent, mais il y a fort à parier que le levain de Première Moisson soit millésimé 1992, année qui correspond à l’inauguration de la première boulangerie, car une part est systématiquement mise de côté à chaque fournée en vue de la prochaine. En théorie, au cœur de chaque pain au levain subsisterait donc une étincelle de vie du doigté initial de notre boulanger cofondateur, Bernard Fiset. À ces parcelles d’ADN s’ajoutent celles de nos boulangers, qui, en suivant les protocoles, ajoutent tout de même un infime fragment de leur identité. C’est ce qui explique que, bien que nos recettes soient identiques, nos pains au levain peuvent exprimer de légères variations d’une boulangerie à une autre. »

Occasionnellement, un client prêt à faire le grand saut en cuisine demande au comptoir combien vaut une petite quantité de levain. « Il est inestimable. En même temps, il ne vaut presque rien, car c’est juste de la farine et de l’eau, mais c’est aussi 27 ans d’attention et de soins au quotidien ! »

Le levain c’est une histoire de transmission. C’est l’art du vrai. C’est un savoir-faire, une connaissance, une intrigue. C’est surtout beaucoup d’intuition et de passion. Un autre fou de la chose m’a dit un jour : « Quand un boulanger donne un peu de son levain, il donne un peu de sa vie. À celui-là, il en donne une fois. Si le levain meurt, c’est qu’il n’a pas été bien entretenu. Le boulanger n’en mérite plus… »

Inspirer

La matière La soupane revival l’avoine (flocons) La mise en scène L'assemblage cet art subtil

Cuisiner

La récup Génie en herbes La rentrée salade en pot

Partager

La rencontre La rentrée... quel bonheur ! La découverte Pour de l’énergie au carré !